Autour de Raphaël


Dans Pôle muséal et culturel
Dominique Allart et Antonio Geremicca

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Gravure au burin de l’artiste français Léon Davent, actif à la cour de François Ier, d’après l’une des fresques de Giulio Romano, l'un des disciples de Raphaël, au Palazzo Te, résidence suburbaine du marquis de Mantoue. Il s’agit d’une lunette de la Salle de Psyché. Elle montre l’une des épreuves imposées par Vénus à la jeune mortelle dont Cupidon s'était épris.

Raphaël et la gravure

L’année 2020 fut celle du 500e anniversaire de la mort de Raphaël Sanzio, l’un des trois génies emblématiques de la Renaissance italienne, à côté de Léonard de Vinci et de Michel-Ange.

Cet artiste surdoué, né en 1473, n'avait guère plus de 25 ans lorsqu'il se vit confier la décoration des Stanze du Vatican. Ainsi propulsé au premier plan de la scène artistique romaine, il fut dès ce moment surchargé de commandes et de responsabilités prestigieuses. À côté de ses immenses qualités de peintre, on lui reconnaissait également des compétences d'architecte. C'est à lui que fut confiée, après la mort de Bramante, la direction du chantier de reconstruction de la basilique Saint-Pierre, par exemple. Comme il était un excellent connaisseur des vestiges antiques, il eut aussi à superviser les fouilles archéologiques qui se multipliaient à Rome à cette époque. Formidablement prolifique dans tous les domaines, aussi charismatique que talentueux, il était devenu un héros légendaire quand une maladie soudaine l’emporta, le 6 avril 1520, le jour même de son 37e anniversaire.

Suite à cette disparition inopinée, le mythe qu’il incarnait prit encore plus d’ampleur. Plus que jamais, ses créations continuèrent d'avoir une extraordinaire audience, au Nord des Alpes autant qu'en Italie. L’instrument de ce succès était une technologie relativement récente à l'époque, l'estampe, qui permettait d'imprimer de nombreux exemplaires d'une même image à l'aide d'une matrice gravée, en bois ou en métal. Mieux que quiconque, Raphaël avait perçu le bénéfice qu’il pouvait en tirer. Il fut le premier peintre à organiser la diffusion de ses propres créations à grande échelle, en faisant appel à des graveurs spécialisés pour en exécuter des reproductions. Après sa mort, ses disciples et collaborateurs jouèrent un rôle important pour propager à leur tour, via la gravure, un style qu’ils savaient parfaitement imiter. Irriguant les principaux foyers de production artistique européens, le "raphaélisme" allait ainsi bouleverser les traditions figuratives locales et devenir le catalyseur d’une véritable révolution visuelle.

Ce fut particulièrement vrai dans les anciens Pays-Bas où, en 1516 déjà, l’arrivée de modèles conçus par Raphaël pour une grandiose suite de tapisseries que le pape Léon X avait commandée à un atelier bruxellois fit sensation.

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La guérison du paralytique, gravure à l’eau-forte et au clair-obscur réalisée par le grand peintre maniériste Parmigianino vers 1527-1530,  d’après un dessin de Raphaël pour l’une des tapisseries de la célèbre tenture des Actes de Apôtres, commandée par le pape Léon X en 1516, pour la chapelle Sixtine. Les tapisseries furent tissées dans l'atelier d'un licier célèbre à l'époque dans l'Europe entière, celui de Pieter van Aelst à Bruxelles.
 

L’inspiration italianisante trouva bientôt dans la florissante industrie de l’estampe anversoise un contexte particulièrement propice à son rayonnement, ce qui se traduisit par l’essor d’une production artistique constellée d’échos raphaélesques. La principauté de Liège ne fut pas en reste. Lambert Lombard compte parmi ceux qui concoururent le plus significativement à l’élaboration et au triomphe d’un nouveau langage figuratif profondément imprégné par la rhétorique de Raphaël et de ses émules.

Un dialogue s’instaura donc, par l'entremise de la gravure, entre Raphaël et ses disciples d’une part, des artistes flamands, hollandais et liégeois d’autre part. Ceci fera l'objet d'une exposition qui ouvrira ses portes d'ici peu au Grand Curtius. Grâce à une collaboration avec l’Accademia Raffaello, cette exposition se tiendra ensuite dans le musée situé dans la maison natale de Raphaël, à Urbin, dans les Marches.

 

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Un détail de l'une des plus séduisantes réalisations raphaélesques à Rome, la loggia de Psyché dans la villa du richissime banquier Agostino Chigi (aujourd'hui plus connue sous le nom de Farnésine) et une gravure au burin du Véronais Jacopo Caraglio qui reproduit la composition en contrepartie (en sens inverse, comme c'est souvent le cas en gravure). La gravure vit le jour quelques années après l'exécution de la fresque, en 1523-1525.

 

La collection d’arts graphiques anciens du Musée Wittert : un trésor inexploré

L'exposition présentée à Liège, au Grand Curtius, du 16 octobre 2021 au 15 janvier 2022 et l'ouvrage intitulé " (Lien en accès restreint)  " s'inscrivent dans un programme de recherche financé par l'Université de Liège (PDR-SH), le Wittert Project, porté par la Professeure Dominique Allart. Ce projet amorce un plan global d’étude scientifique approfondie de la prestigieuse collection d'arts graphiques anciens (dessins et gravures) que l'Université de Liège a héritée du baron Adrien Wittert. En 1903, ce grand collectionneur d'œuvres d'art et de livres légua en effet à notre Institution pas moins 25000 gravures et dessins anciens, à côté de 20000 livres, 117 manuscrits et incunables, auxquels s’ajoutent près de 150 objets d’art et de curiosité́, ainsi qu’une cinquantaine de tableaux

Grâce à ce legs, notre Alma Mater pouvait désormais s’enorgueillir d’un patrimoine artistique d’exception, à la fois bénéfique pour son image et utile pour ses enseignements et recherches. Or, près de 120 ans plus tard, force est de constater que l’extraordinaire collection d’arts graphiques anciens, qui constitue sans doute la composante la plus remarquable du fonds Wittert, est restée largement inexplorée. Seuls quelques experts belges et étrangers soupçonnent qu’elle recèle des dessins d'un intérêt considérable et s’étonnent que ceux-ci demeurent encore inédits à ce jour. Quant aux gravures, bien que leur nombre et leur intérêt en fassent notoirement l’une des plus importantes collections de Belgique, elles attendent encore d’être dûment identifiées. Sur près de 25000 gravures léguées par Wittert à l’Université de Liège, quelques centaines, tout au plus, sont bien connues et régulièrement exposées (œuvres de Rembrandt, Dürer et Bruegel, notamment). 

Le Wittert Projet vise à remédier à cette carence. Profitant d'une dynamique favorable liée à la constitution du Pôle muséal et culturel, il jette les bases d'une entreprise de longue haleine, qui consiste à élaborer un catalogue scientifique approfondi des milliers de gravures et dessins anciens issus du fonds Wittert.

Ce catalogue, conçu selon les standards les plus exigeants de la recherche dans le domaine, débouchera sur des ouvrages comme celui qui est évoqué plus haut, mais aussi sur un corpus digital accessible online. Il se veut un outil pour les spécialistes, les chercheurs et les étudiants, mais aussi une vitrine de notre Institution auprès d’un public plus large.

Le projet est en phase avec les objectifs du Pôle, puisqu'il vise à mettre en lumière les modalités de construction de l'information scientifique dans le domaine dont il est ici question. Ses retombées pour l'enseignement sont de taille : dans la foulée des recherches en cours, les étudiants du Master en Histoire de l'art auront désormais la possibilité d'apprendre les rudiments de l'expertise des arts graphiques anciens par la confrontation avec des pièces originales. L'Université de Liège s'impose ainsi comme l'une des seules en Europe où l'enseignement de l'Histoire de l'art est ancré dans un contact direct et concret avec les œuvres. 

Expertiser des gravures anciennes 

Tout comme l'historien ne peut exploiter une source d'archive sans en avoir établi préalablement la nature et sans avoir vérifié son authenticité, le spécialiste des images anciennes doit, avant toute démarche interprétative, se livrer à l'expertise des pièces qui relèvent de son champ d'investigation.

Comprendre ce qu'est une gravure, ce qu'elle représente, de quand elle date, qui en est l'auteur : ce sont là des composantes essentielles du processus d'expertise. Il s'agit de distinguer une estampe (qui existe – ou du moins a existé – en de multiples exemplaires),  d'un dessin (qui est une pièce unique) : c'est la première difficulté que l'expert doit aborder. La seconde consiste à reconnaître la technique utilisée : s'agit-il d'une gravure au burin sur cuivre, d'une eau-forte, d'une xylographie, d'une lithographie ? Autant d'options qui, non seulement déterminent l'apparence de l'estampe, mais orientent aussi le travail visant à la dater et à identifier son auteur, c'est-à-dire celui qui a réalisé la matrice. Le cas échéant, on cherchera aussi à identifier l'inventeur, c'est-à-dire l'artiste qui a réalisé le modèle que l'estampe reproduit, et enfin, la maison d'édition qui a fait réaliser la matrice et procéder à l'impression, ainsi qu'à la vente des épreuves.

Une matrice gravée peut passer des mains d'un éditeur à un autre et être ainsi utilisée pendant des siècles, non sans parfois subir des altérations, une usure, des retouches, des corrections ; elle peut aussi faire l'objet de copies confondantes de vérité. L'ancienneté d'une gravure et son authenticité sont dès lors des questions cruciales, que ne peut éluder l'expert qui se penche sur elle. C'est d'une part grâce à l'étude matérielle de l'œuvre elle-même, d'autre part par le biais de comparaisons avec d'autres gravures, conservées dans d'autres musées, que se précise peu à peu l'identité d'une estampe.

L'étude matérielle nécessite des moyens assez simples. Une feuille lumineuse permet de détecter l'éventuelle présence d'un filigrane, c'est-à-dire la marque du fabricant du papier, dans l'épaisseur même de la feuille. C'est là un indice de datation précieux. L'étude à la loupe suffit à l'expert pour identifier la technique d'une gravure, ainsi que des spécificités révélatrices du tirage dont elle est issue.

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Le relevé d'éventuelles marques de collectionneurs et l'examen des inscriptions parfois consignées au dos d'une gravure fournissent aussi des renseignements sur son histoire.

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Exemple des informations que l'on peut trouver au revers d'un dessin ou d'une gravure. Ici, il s'agit de la gravure Cupidon et Psyché de Jacopo Caraglio. On y voit le cachet de l'Université de Liège (utilisé jusque dans les années 1968-1970) et des notes récentes au crayon noir. Elles identifient l’auteur de la gravure et son inventeur, ainsi qu'une marque de collection plus ancienne, dans le coin inférieur droit. Il s’agit du cachet à l’encre d'un propriétaire de la gravure au XIXe siècle, le Romain Enrico Lodolo. 

Toutes ces données doivent être interprétées à la lumière de celles que révèlent d'autres épreuves réalisées au départ de la même matrice ou supposées telles. On s'aperçoit ainsi que certaines sont issues du même tirage, d'autres relèvent de tirages antérieurs ou plus tardifs, et certaines s'avèrent être des copies. Des groupes se précisent ainsi, dans lesquels les particularités de chaque pièce – les circonstances de sa confection et son histoire ultérieure – apparaissent peu à peu.

Autrefois, les épreuves gravées d'une même composition étaient envisagées collectivement et parfois, indistinctement ; on mesure mieux aujourd'hui que chacune a son histoire propre, et dès lors aussi une signification unique.

 

Sortie de presse : Raphaël et la gravure 

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Les auteurs

Dominique Allart est professeure d'Histoire de l'art des Temps modernes à l'Université de Liège et spécialiste de l'art du XVIe siècle. Elle est notamment l''auteure de publications sur Bruegel, Lambert Lombard et les relations artistiques entre Pays-Bas et Principauté de Liège et Italie. Elle dirige le Wittert Project, visant à initier l'inventaire scientifique de la collection d'arts graphiques anciens du Musée Wittert. 

Antonio Geremicca est chercheur post-doc à l'Université de Liège, spécialiste de la peinture et des arts graphiques italiens du XVIe siècle et co-directeur du Wittert Project. Il a contribué à de nombreuses expositions internationales sur l'art du Cinquecento et publié plusieurs ouvrages, notamment une monographie intitulée Agnolo Bronzino "La dotta penna al pennel doto pari" (Rome, 2013).

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