Les collections de Préhistoire et leur potentiel


Dans Pôle muséal et culturel
Veerle Rots, Directrice du TraceoLab

Les vestiges archéologiques conservés au musée de Préhistoire et dans ses réserves n’ont pas tous la même histoire... Bien des découvertes peuvent encore y être réalisées !

Origine des collections

Une partie des collections du musée a rejoint l’Université de Liège sous forme de dons effectués par des individus, ou par des institutions (p. ex. musée archéologique d’Herstal). Les raisons de ces dons varient selon les cas. Ceux-ci peuvent intervenir à la suite de la disparition d’un collectionneur dont la famille souhaite que l’on préserve le fruit des recherches, ou bien résulter d’un manque de moyens pour stocker et gérer les collections accumulées dans de bonnes conditions.

Une autre partie des collections est arrivée grâce aux échanges avec d’autres préhistoriens, ou avec certaines institutions. Ceci est en particulier le cas pour plusieurs pièces de « référence ». En effet, dans le passé, les méthodes d’analyse en vigueur s’inscrivaient principalement dans une perspective typologique privilégiant la reconnaissance et l’étude des outils emblématiques (les « fossiles directeurs ») des périodes, ou des cultures archéologiques de la Préhistoire. C’est ainsi que de tels artefacts étaient souvent échangés dans une perspective de diffusion des connaissances, car la pratique de l’échange permettait précisément aux préhistoriens d’alors de constituer des collections représentant, en quelque sorte, des « panoramas » de la Préhistoire. À l’époque, le contexte de provenance des objets était généralement relégué au second plan : seul comptait le caractère diagnostique des fossiles directeurs. Le musée de Préhistoire conserve ainsi des pièces issues de gisements français majeurs, par exemple ceux de La Ferrassie, La Micoque, La Quina et Bruniquel, mais aussi de sites beaucoup plus éloignés (Danemark, Mexique, Amérique du Nord). Dans le cadre de ces échanges, il est vraisemblable que certaines pièces provenant de sites belges, et originellement conservées au musée de Préhistoire, aient fait le chemin inverse et qu’elles soient donc aujourd’hui dispersées à l’étranger. Malheureusement, nous ne disposons d’aucune information permettant de les localiser, ni même de connaître la nature exacte de ces artefacts.

Aujourd’hui, les objectifs de recherche et les méthodes d’étude ont fort changé, car l’approche du passé se veut beaucoup plus dynamique : on s’intéresse aux contextes de découverte des vestiges, ou encore à leur distribution spatiale au sein des sites. En outre, plutôt que de se concentrer sur quelques types d’outils singuliers, on cherche plus volontiers à reconstituer le processus technique associé à leur fabrication, ce qui nécessite d’intégrer tous les déchets qui résultent de ce dernier dans nos analyses. Dans un tel cadre, les échanges de pièces remarquables perdent tout intérêt et ont donc cessé depuis longtemps. Pour autant, les artefacts qui ont intégré les collections du musée par le biais d’échanges restent importants, non seulement au regard de leur valeur archéologique intrinsèque et parce qu’ils constituent des témoins de l’histoire de la science préhistorique, mais aussi car ils continuent de jouer un rôle fondamental dans la formation des étudiants en archéologie de notre université.

pointe de la font robert
Pointe de La Font-Robert, Paléolithique supérieur (Gravettien), France

 

Enfin, le musée de Préhistoire conserve également les vestiges collectés lors des prospections et des fouilles menées par l’Université de Liège, ou par des collaborateurs, en Belgique (p. ex. Trou Magrite, Fonds de Forêt, Station de l’Hermitage, Engis, Spy, Trou Al’Wesse) et à l’étranger (p. ex. Égypte, Roumanie). Ce matériel présente une différence essentielle par rapport à ce qui a été décrit plus haut, car il s’agit cette fois d’ensembles archéologiques cohérents (et non de pièces isolées) et bien contextualisés, qui conservent un vrai potentiel pour des recherches futures. Des carnets de fouilles dans lesquels ont été consignés les détails des opérations réalisées, des méthodes employées et des observations faites sur le terrain peuvent également être associés à ces ensembles. De tels documents représentent évidemment une source très précieuse d’informations.

Indépendamment de leur origine, nous avons la responsabilité de gérer les collections du musée de telle sorte que celles-ci puissent être transmises aux générations futures dans les meilleures conditions possibles. Une vraie gestion de ces collections est donc essentielle.

L’origine du matériel archéologique détermine
le potentiel de celui-ci pour les recherches actuelles

Quel potentiel de recherche pour ces anciennes collections ?

Ce n’est pas parce qu’on étudie des périodes très anciennes que les méthodes mises en œuvre pour ce faire ne peuvent pas être innovantes. Bien au contraire : les méthodes avec lesquelles on interroge notre passé se renouvellent constamment. Ainsi, plusieurs avancées technologiques et méthodologiques ont fondamentalement changé les techniques de fouilles. Une fouille archéologique réalisée de nos jours est donc très différente des fouilles menées il y a un siècle. Il en va de même pour les méthodes d’analyse des vestiges et c’est pourquoi les collections anciennes sont régulièrement réinterrogées afin de résoudre de nouvelles questions. Ces collections conservent donc un potentiel de recherche très important. Parmi les approches qui ont permis de renouveler en profondeur notre connaissance des sociétés de la Préhistoire, figure en particulier la tracéologie. La tracéologie permet de comprendre comment et pour quelles tâches les outils préhistoriques étaient employés, grâce à l’étude des traces macro- et microscopiques qui se forment sur ces derniers durant leur utilisation (p. ex. un grattoir utilisé pour préparer une peau de renne destinée à la fabrication d’un vêtement, ou une pointe de projectile utilisée pour chasser un bison). De telles informations nous permettent à la fois d’appréhender l’histoire des outils, de mieux saisir les comportements humains et de déterminer la fonction des sites préhistoriques. La tracéologie permet également de révéler ce qui demeure normalement invisible, notamment quand elle permet d’identifier des outils ayant servi à travailler des matières organiques, telles que des plantes ou du bois végétal par exemple, alors même que ces matières, du fait de leur nature, ne sont pratiquement jamais conservées sur les sites préhistoriques.

L’analyse fonctionnelle

La tracéologie a été introduite par S. A. Semenov à la fin des années 1950, mais sa méthodologie a surtout été développée pendant les années 1980. La tracéologie repose sur le principe physique qui fait que la friction entre un outil en pierre et une matière travaillée (bois, os, peau, etc.) génère des traces spécifiques, qui varient selon la nature de cette dernière, se conservent très bien dans le temps, et peuvent être identifiées grâce à un référentiel expérimental et l’emploi d’outils appropriés, tels que des stéréomicroscopes (grossissement jusqu’à 120x), des microscopes métallographiques (grossissement jusqu’à 1000x), ou encore des microscopes électroniques à balayage.

Traceolab ©Université de Liège   M.Houet4

Analyse au microscope, le chercheur Dries Cnuts ©ULiège-Michel Houet

 

Depuis les années 2000, les analyses ne se limitent plus seulement aux modes d’utilisation des outils, car les tracéologues ont également appris à distinguer les outils utilisés à la main et les outils insérés dans un manche en matière organique (Rots 2002, 2010). La formation des traces de préhension et d’emmanchement suit les mêmes principes que la formation des traces d’utilisation : elle résulte respectivement de la friction avec la main de l’artisan (et avec les résidus éventuellement présents sur celle-ci) et avec les matières composant le dispositif d’emmanchement (p. ex. manches en bois, en os, en bois de cerf ; ligatures en matière animale ou végétale ; colles). Ces analyses étant relativement chronophages, elles sont bien souvent mises en œuvre sur des sites choisis avec soin à partir de différents critères. Les processus taphonomiques qui y sont recensés, de même que les protocoles de prélèvement et de conservation des artefacts mis au jour sont des paramètres particulièrement importants à cet égard.

L’analyse des résidus est complémentaire de la tracéologie. Ce type d’analyse se concentre sur l’identification des restes des matériaux travaillés, qui se sont parfois « fixés » sur les surfaces ou sur les bords des outils en pierre utilisés : il peut s’agir de restes de collagène, de graisses, de sang, de colles, de grains d’amidon, de fibres, etc. L’étude des résidus nécessite néanmoins des précautions importantes, et il est en outre essentiel de connaître parfaitement le contexte d’enfouissement des outils analysés, de même que les conditions dans lesquelles ils ont été manipulés après leur mise au jour (car des graisses ou des écailles de peau peuvent aussi se déposer sur les artefacts et de tels restes sont difficiles à retirer sans risque pour la préservation des résidus préhistoriques). C’est pourquoi il est délicat de mener ce type d’analyse sur des collections anciennes, ou, de manière plus générale, sur des outils dont on ne connaît pas suffisamment le contexte de découverte.

Une collection de référence qui documente le plus large éventail possible de traces et de résidus susceptibles d’être observés sur des outils de pierre taillée préhistoriques est essentielle pour garantir des interprétations fiables. Une telle collection nécessite de prendre en compte une grande quantité de variables, comme les matières premières travaillées, les tâches effectuées, les durées d’utilisation, les modes d’emmanchement, les utilisateurs, etc. C’est pourquoi l’élaboration de programmes expérimentaux est souvent intégrée dans les recherches fonctionnelles, par exemple pour créer des pièces de référence fabriquées à partir des mêmes matières premières que celles utilisées dans les sites étudiés, pour tenter d’interpréter des traces d’utilisation encore inconnues, ou encore afin de comprendre les gestes et les choix techniques des artisans préhistoriques ou les mécanismes de formation des traces. L’expérimentation est donc une composante majeure de l’approche fonctionnelle, qui contribue pleinement à la compréhension de la variabilité des comportements techniques durant la Préhistoire et de leurs changements à travers le temps et l’espace.

Une application plus systématique de ces nouvelles méthodes
sur les collections du musée de Préhistoire permettrait
de revaloriser ces dernières à l’avenir.

Collection de référence

La collection de référence, la chercheuse Lola Tydgadt

Le TraceoLab de l’Université de Liège

L’approche fonctionnelle menée au TraceoLab de l’Université de Liège  repose à la fois sur la tracéologie, sur l’analyse des résidus et sur l’expérimentation, avec pour objectif d’acquérir une compréhension la plus exhaustive possible des outils et des technologies préhistoriques, et de leur variabilité dans le temps et l’espace. Les recherches de l’équipe s’organisent autour de différentes thématiques qui sont toutes cruciales de ce point de vue, et qui reposent pour la plupart sur le développement de nouvelles méthodes d’analyse. L’emmanchement, par exemple, constitue une thématique phare au sein du laboratoire. Il s’agit ici d’identifier si – et à partir de quand – les outils en pierre étaient insérés dans des manches en matériaux organiques. De tels dispositifs, parce qu’ils nécessitent la sélection, la modification et la combinaison efficace de matières premières de natures diverses, reflètent les capacités d’anticipation et de planification, tout autant que l’ingéniosité des populations préhistoriques (Rots 2010). D’autre part, l’emmanchement peut fortement influencer la morphologie des outils en pierre et il n’est donc guère étonnant qu’il ait eu un impact important sur l’évolution technologique durant la Préhistoire, depuis son invention il y a environ 250 000 ans avant le Présent (Rots 2013, 2015 ; Rots et al. 2011).

L’identification de l’emploi des colles est un autre défi dans lequel le TraceoLab est engagé, défi qui est bien sûr intimement lié au concept de l’emmanchement et qui nécessite de mobiliser des analyses chimiques en plus des analyses de traces microscopiques et de résidus. Une grande variété de matières animales et végétales peut être exploitée pour produire des colles. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que certaines des colles que nous utilisons actuellement ne sont pas très différentes de celles qui étaient utilisées par les sociétés de la Préhistoire : d’une certaine façon, nous bénéficions donc toujours d’une invention préhistorique !

Traceolab ©Université de Liège   M.Houet25

Tests d'emmanchements et de colles, Christian Lepers ©ULiège-Michel Houet
 

Le TraceoLab se focalise également sur l’identification de l’armement préhistorique et élabore pour ce faire une méthode permettant de reconnaître les modes de propulsion utilisés (p. ex. arme d’hast, épieu lancé, propulseur, arc). Les pointes en pierre taillée placées à l’extrémité des armes de chasse peuvent être identifiées grâce à des combinaisons diagnostiques de cassures et de traces microscopiques, qui se forment lorsque l’arme du chasseur atteint l’animal ciblé par celui-ci. L’identification des modes de propulsion est beaucoup plus complexe, quant à elle, car il est si rare de retrouver les parties organiques des armes que les quelques exemplaires à notre disposition ne fournissent qu’un aperçu très fragmentaire de l’évolution des pratiques de chasse. Ainsi, si des épieux appointés en bois ont été documentés dans une poignée de sites exceptionnels, comme celui de Schöningen en Allemagne daté d’il y a 300 000 ans, il demeure risqué de supposer que les armes employées par les populations néandertaliennes qui occupaient alors l’Europe se réduisaient à cette seule catégorie. C’est pourquoi il est nécessaire d’interroger les pointes en pierre, qui contrairement aux composants organiques se conservent particulièrement bien et fournissent donc une documentation autrement plus conséquente.

Notons néanmoins que les découvertes sensationnelles comme celle du site allemand ont achevé de démontrer que les Néandertaliens avaient une pratique très active de la chasse, capacité qui leur a été niée pendant longtemps. Des études isotopiques récentes ont d’ailleurs confirmé que la viande représentait une part importante de leur alimentation. D’autres types d’armes sont documentés par des preuves directes comme à Schöningen, mais ceci concerne des périodes beaucoup plus tardives de la Préhistoire, telle que la fin du Paléolithique supérieur, le Mésolithique ou le Néolithique. Il n’est cependant pas exclu que les nouvelles avancées méthodologiques permettent un jour de reculer la date d’apparition de certains d’entre eux.

Parmi les approches et les thèmes de recherche importants pour le TraceoLab, figurent aussi l’analyse des résidus, notamment dans le cadre de travaux consacrés aux colles préhistoriques, comme cela a été mentionné plus haut ; la taphonomie des surfaces des outils et des traces d’utilisation, c’est-à-dire l’étude de leur évolution face à différents types d’environnement (p. ex. influence des types de sol dans lesquels les outils ont été enfouis, de l’exposition au feu d’un foyer préhistorique, ou encore des rayons UV si les outils sont restés longtemps exposés à la surface avant d’être recouverts par des dépôts sédimentaires) ; les traces de production, soit les traces macro- et microscopiques qui se forment pendant le débitage d’un bloc de silex, ou la retouche d’un outil ; la mécanique des fractures appliquée à l’analyse des pointes de projectiles utilisés pour la chasse ; et le transfert de l’analyse fonctionnelle vers des matières premières différentes du silex (p. ex. quartz, silcrète).

Pour mener à bien ses études, le TraceoLab dispose d’un équipement d’analyse de pointe et il s’est fortement investi, par ailleurs, dans la création d’une vaste collection de référence dénommée TRAIL (Traces In Liège), qui contient actuellement plus de 6000 pièces. Une collection si élaborée est unique au monde.

Les études menées au TraceoLab ouvrent la porte à de nouvelles découvertes
dans les collections de Préhistoire de l’Université de Liège.

 

Encore des surprises ?

Nous pouvons donc conclure que le musée de Préhistoire contient des trésors qui, grâce à de nouvelles études mobilisant les méthodes d’analyse actuelles, continueront à nous surprendre et à nous informer sur les sociétés du passé. Sauvegarder ce matériel légué par les chercheurs qui nous ont précédé constitue donc un enjeu essentiel. Il nous appartient à présent d’en poursuivre l’étude puis, à notre tour, d’en assurer la transmission aux générations futures.

  

L'auteure

Veerle Rots est Maître de recherche FNRS, fondatrice et directrice du TraceoLab de l'Université de Liège. Ses recherches portent principalement sur l'analyse des traces d’usure sur les outils en pierre, associées à l’expérimentation systématique. Elle a participé à de nombreux projets de terrain en Belgique et à l’étranger (p. ex., Égypte, Soudan, Éthiopie, Turquie, Pologne, Afrique du Sud) et elle collabore à de nombreux autres projets en examinant leur matériel archéologique (Belgique, Allemagne, France, Éthiopie, Kenya, Afrique du Sud, Zambie, Israël).
Veerle Rots a reçu le prix Francqui 2022, le "Nobel belge", pour ses recherches pionnières sur les outils en pierre préhistoriques et leur fonction.

 

Site web du TraceoLab

Veerle Rots, prix Francqui 2022
pour ses recherches pionnières sur les outils en pierre au Paléolithique

 
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Youtube

Préhistoire

Les collections archéologiques du Musée de Préhistoire comprennent des objets dont la découverte remonte pour certains aux origines de la discipline, dans les années 1830.

 

Références

ROTS, V. 2002. Hafting Traces on Flint Tools: Possibilities and Limitations of Macro- and Microscopic Approaches, Unpublished PhD thesis, Katholieke Universiteit Leuven.

ROTS, V. 2010. Prehension and Hafting Traces on Flint Tools. A Methodology, Leuven University Press, 273pp, with CD-rom.

ROTS, V. 2013. Insights into early Middle Palaeolithic tool use and hafting in Western Europe. The functional analysis of Level IIa of the early Middle Palaeolithic site of Biache-Saint-Vaast (France), Journal of Archaeological Science 40, 1: 497-506.

ROTS, V. 2015. Hafting and the interpretation of site function in the European Middle Palaeolithic, In: N. Conard & A. Delagnes (ed.) Settlement Dynamics of the Middle Palaeolithic and Middle Stone Age, Vol. 4, Kerns Verlag, Tuebingen, 383-410.

ROTS, V., P. VAN PEER & P.M VERMEERSCH. 2011. Aspects of Tool Production, Use and Hafting in Palaeolithic industries from Northeast Africa, Journal of Human Evolution 60: 637-664.

 

Remerciements

Je remercie Olivier Touzé (TraceoLab, Université de Liège) pour la relecture.

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