Le fonds ancien du collège des jésuites wallons


In Le magazine
Émile Thonar, historien

Vue de l'église et du Collège des jésuites wallons de Liège @Musée Wittert ULiège

Le 25 septembre 1817, Guillaume Ier des Pays-Bas dote Liège d’une université d’État. Comme tout établissement d’enseignement, la jeune université a besoin de livres pour assurer sa mission auprès des étudiants. Heureusement, elle peut compter sur l’aide de la Ville de Liège, qui lui cède aussitôt ses collections. Au sein de cette donation, de nombreux ouvrages, dont certains très anciens, proviennent du Collège des jésuites wallons. Une mine d'or pour les chercheurs.

L’itinéraire mouvementé des livres

La Compagnie de Jésus s’implante durablement à Liège dès 1581, lorsqu’elle y fonde un collège. Ce bâtiment correspond à l’emplacement actuel de l’Université. On y dispense des cours d’humanités (lettres latines et grecques, syntaxe, poésie, grammaire) destinés à des élèves ayant généralement entre 12 et 18 ans.

Les jésuites participent activement à la vie de la cité pendant presque deux cents ans. Ils organisent des festivités et des processions, prêchent auprès des populations, jouent des pièces de théâtre et accueillent dans leur école les enfants d’importantes personnalités liégeoises ; ils ont assurément marqué la cité de leur empreinte.

Le collège des jésuites wallons a eu besoin de livres pour plusieurs raisons : certains manuels ou ouvrages de référence servent évidemment de support à leur enseignement. Par ailleurs, des ouvrages théologiques ou scientifiques pointus sont nécessaires aux recherches des pères jésuites. L’existence d’une bibliothèque pour héberger tous ces livres est attestée dès la fondation du collège en 1581.

Entre 1729 et 1732, des travaux sont entrepris pour agrandir le collège. À la façade principale, encore connue sous le nom d’« aile des jésuites », on ajoute une aile perpendiculaire. La bibliothèque y est déplacée entre 1732 et 1738. Aujourd’hui, cette section du bâtiment abrite la salle Marie Delcourt, où est conservé le fonds précieux de l'ULiège Library, et les bureaux de la bibliothèque générale de l’Université.

Des instruments de gestion sont nécessaires à la bonne tenue de toute collection livresque : nous avons ainsi connaissance de trois catalogues de bibliothèque datant de 1678. Un compte rapide de leur contenu montre une collection forte d’environ 6000 volumes, soit une valeur dans la moyenne haute de l’époque.

Ces catalogues offrent non seulement un aperçu des livres que possédaient les jésuites wallons, mais sont aussi des portes d’entrée permettant de connaître leurs pratiques de gestion d’une bibliothèque. Lorsqu’un livre était acquis par la bibliothèque, il était ajouté à ceux-ci et les jésuites inscrivaient leur marque de propriété sur sa page de titre : Collegii Societatis Jesu Leodii.

marque du collège des jésuites

La marque d’appartenance du collège (Clavasio A. (de), Summa Angelica de casibus conscientie, Strasbourg, Martin Flach, 1498, XV.B31)

 

En 1773, la Compagnie de Jésus est supprimée par le pape Clément XIV. Les biens des jésuites, meubles comme immeubles, sont saisis ou vendus. À Liège, plusieurs inventaires de ces biens sont dressés. Un premier inventaire de cette bibliothèque (ne répertoriant curieusement que des ouvrages de théologie) est établi en septembre de cette année. Un second comprenant l’intégralité de la collection est rédigé le mois suivant. 

Le Collège des jésuites wallons n’est plus, mais à sa place est fondée une institution publique d’enseignement secondaire : le Grand Collège en Île. Au fil des années, d’autres instituts scolaires s’installent progressivement dans ces locaux (École d’Architecture, 1774 ; École de Mathématiques, 1781 ; École de droit, 1785). Le Séminaire épiscopal y emménage également en 1786. Liège connaît ensuite une période d’occupation française (1795-1815). Le bâtiment est alors successivement occupé par l’École centrale du département de l’Ourthe (1797-1804), un lycée impérial (1808-1814) et un gymnase de fondation prussienne (1814-1817).

Après la suppression de 1773, les livres des jésuites wallons sont, pour la plupart, restés intouchés dans le bâtiment. En 1779, certains sont vendus : un catalogue de cette vente subsiste. Le reste du fonds est ouvert au public en 1787 par le prince-évêque Hoensbroeck. La bibliothèque pâtit considérablement des troubles révolutionnaires des années suivantes. Ses livres sont pillés, endommagés par les intempéries ou même employés comme combustibles. En outre, les plus beaux éléments de la collection sont sélectionnés par les occupants français et envoyés à Paris.

Les quelque 15 000 ouvrages restant alimentent les collections de l’École centrale (1797-1804), puis sont répartis entre le lycée impérial, le Séminaire épiscopal, et la Ville de Liège. En 1805, le révolutionnaire liégeois Jean-Nicolas Bassenge dresse un catalogue manuscrit de la bibliothèque publique de la Ville. Ce travail est mis au propre en 1813 par un certain abbé Terwangne. On peut, grâce à ces instruments, retracer le parcours de certains ouvrages ayant appartenu aux jésuites wallons dès le XVIe siècle. Leur collection, largement dispersée, côtoie alors celles d’autres ordres religieux dont les biens ont été sécularisés. C’est cet ensemble très hétérogène qui est donné en 1817 par la Ville à la jeune Université de Liège.

Ce fonds, largement amputé, a atterri dans les collections patrimoniales de l’Université au gré des hasards de l’histoire. Sa conservation est, en revanche, évidente, tant elle répond à de multiples besoins de recherche, d’enseignement, et intérêts patrimoniaux.

Aujourd’hui, nous avons repéré au sein des fonds patrimoniaux de l’Université de Liège 623 livres ayant autrefois appartenu au Collège des jésuites wallons. Ils peuvent être reconnus grâce à la marque d’appartenance des jésuites sur leur page de titre.

Cependant, il est toujours possible que certains ouvrages n’aient pas été marqués et échappent ainsi au radar des bibliothécaires et des chercheurs. D’autres livres du collège se cachent encore certainement dans les réserves : il est nécessaire de les ouvrir pour connaître leur histoire.

Un intérêt scientifique qui reste à exploiter

Pour les chercheurs, cette collection est une mine d’or encore loin d’être épuisée. Sous l’Ancien Régime, le livre est le médium incontournable du savoir et le principal vecteur de diffusion des idées. Conserver un tel ensemble permet ainsi de connaître les tendances intellectuelles en vogue au sein du collège. Il ressort de manière générale que les jésuites accordaient une très grande importance aux œuvres rédigées par d’autres membres de leur ordre, ou portant sur celui-ci.

Une bibliothèque n’est cependant pas un ensemble figé : les livres vont et viennent, sont lus, annotés, ou encore reliés ensemble. Ces éléments matériels ont beaucoup à nous apprendre sur l’usage que faisaient les jésuites de leurs livres ainsi que leurs opinions sur ces lectures.

Parmi les immenses succès imprimés de l’époque, le collège possédait une réédition des In Novum Testamentum Annotationes d’Érasme. Cette œuvre (ici, une réédition de 1542), qui sert de complément et d’apparat critique à son édition du Nouveau Testament, fut condamnée en 1571 par l’Église via un index dit « expurgatoire » indiquant précisément les passages du texte d’Érasme jugés hétérodoxes à corriger ou supprimer. En feuilletant les pages des Annotationes, on s’aperçoit en effet que de nombreux passages sont rayés ou caviardés (recouverts d’encre noire), en respectant scrupuleusement les recommandations de l’Index. Cet exemplaire, qui a reçu ces notes de censure avant d’être acquis par les jésuites, nous permet de jeter un regard sur l’application effective du contrôle de l’imprimé.

Erasme censuré

De nombreux passages sont censurés dans cet exemplaire (Érasme D., In Novum Testamentum Annotationes, Bâle, Jérôme Froben, 1542, TH01690)

 

Un autre livre remarquable provenant de l’ancien Collège wallon est une édition de 1553 de l’Institutio Christianae Religionis, de Jean Calvin. Dans ce traité, Calvin développe sa théologie réformée, appelée par la suite « calvinisme ». L’ouvrage est, lui aussi, interdit par l’Église. Il est toutefois essentiel pour les jésuites de connaître les doctrines théologiques de leurs adversaires. Ils sont donc autorisés à posséder ces livres dangereux si ceux-ci leur sont utiles dans leurs tâches.

On constate ici qu’un lecteur a probablement passé de longues semaines à analyser en profondeur et annoter ce traité : le texte est rempli de notes marginales. Un examen approfondi de ces notes permettrait certainement de déterminer le profil social et confessionnel de ce lecteur, et peut-être l’itinéraire de cet exemplaire.

annotations

Les notes de lectures sont des sources très fécondes, si l’historien parvient à les décrypter
(Calvin J., Institutio Christianae Religionis, Genève, Robert Estienne, 1553, TH08700)
 

En plus de consister en un sacré exercice de paléographie, ce livre est un témoin inédit des pratiques de lecture de l’époque. Identifier l’auteur de ces annotations – peut-être un jésuite – permettrait de mettre en perspective ces commentaires sur l’œuvre de Calvin.

Les livres anciens : des exemples idéaux pour l’enseignement

Les best-sellers et autres monuments de l’époque sont loin d’être les seuls livres du Collège jésuite dignes d’intérêt. D’autres exemples peuvent être retenus dans une perspective pédagogique : le fonds des anciens livres du collège constitue un véritable laboratoire pour enseigner l’histoire du livre d’un point de vue matériel. Ces ouvrages sont des points d’appui idéaux pour illustrer les différentes caractéristiques physiques des imprimés anciens.

Le recueil factice (volume où plusieurs éditions différentes ont été reliées ensemble) coté R3858B comprend pas moins de seize titres différents. À regarder de près ces différentes pages de titre, on constate que quelqu’un les a numérotées. Chaque titre dans le volume comporte ainsi un numéro d’ordre, parfois raturé et réécrit. Cette numérotation précède vraisemblablement un envoi à un relieur, dans le but de lui indiquer l’ordre dans lequel arranger les éditions en un seul volume.

Croiser la reliure de ce volume avec les dates d’édition des titres permettrait de dater la conception de ce recueil (au moins 1740) et peut-être de l’associer à un atelier liégeois de reliure proche du collège jésuite.

numérotation

Le changement du numéro d’ordre de cette édition montre certainement une réorganisation du volume entier (Recueil factice : Advis de Son Excellence le comte de Lewenstein, Rochefort, &c. au magistrat, consul et peuple de Liege, Liège, Jean Ouwerx, 1638, R3858B)

 

D’autres microéléments peuvent être mobilisés pour démontrer la pertinence de l’enseignement de ces techniques d’analyse matérielle. Par exemple, certains ouvrages présentent des cotes de bibliothèque permettant de retracer les changements de position d’un livre dans la bibliothèque et les réorganisations de celle-ci. Une édition en deux volumes de l’Ancien Testament initialement commandée par le pape Sixte V (appelée aussi Septante sixtine) arbore ainsi successivement trois cotes qui peuvent être associées à la réorganisation de la bibliothèque due aux travaux du collège des années 1730.

cotes

Trois cotes de rangement successives peuvent être trouvées sur le contreplat du livre (Η Παλαια Διαθηκη. Vetus Testamentum, secundum LXX et ex Autoritate Sixti V Pont. Max. editum, vol. 2, Paris, Nicolas Buon, 1628, TH190[1])

 

Sur la page de titre de chaque volume, on trouve une marque témoignant du don de ces livres au collège en 1641 par un certain Antoine Gall, citoyen de Liège.

Cette marque, toute simple, rend pourtant compte d’une pratique culturelle du don qui témoigne de l’insertion réussie du Collège des jésuites wallons dans le paysage urbain liégeois. De nombreuses autres personnalités locales ont donné des livres aux jésuites pour les soutenir dans leurs différentes missions d’enseignement et d’évangélisation, inscrivant résolument le collège au centre de l’activité religieuse et éducative de la cité.

 

don

Le don du livre est inscrit sur sa page de titre, afin de garder le donateur en mémoire (Η Παλαια Διαθηκη. Vetus Testamentum, secundum LXX et ex Autoritate Sixti V Pont. Max. editum, vol. 1, Paris, Nicolas Buon, 1628, Th190[2])

 

C’est aussi là que se trouve l’importance de ce fonds : il est l’expression de deux cents ans de contributions, en grande partie par des Liégeois, à une institution locale reconnue. Il est essentiel de conserver et de continuer à valoriser la collection d’un ordre qui a marqué la vie quotidienne des Liégeois, au point d’en recevoir les livres.

Les anciens livres des jésuites wallons illustrent les différentes formes qu’a prises le livre imprimé en Europe ainsi que les pratiques culturelles le mobilisant. Ils invitent aussi à s’interroger autrement sur cet objet. En consultant ce riche fonds, le chercheur comme l’enseignant comprendra son intérêt non seulement comme support d’un texte, mais également comme témoin physique du passage du temps. Enfin, il s’agit de ne pas oublier que ces livres sont pour nous, comme ils ont été pour chacun de leurs possesseurs antérieurs, des objets de patrimoine.

Émile Thonar

Bibliographie

Oger C., « Les bibliothèques des anciennes congrégations religieuses à l’origine des fonds patrimoniaux des bibliothèques de l’Université de Liège », in Kairis P.-Y. (dir.), Nouveaux regards sur les saisies patrimoniales en Europe à l’époque de la Révolution française. Actes de colloque, Bruxelles, Institut royal du Patrimoine artistique, 30-31 mai 2018, Turnhout, Brepols, 2020, p. 193-207.

Vanhoorne F., À propos de la bibliothèque des jésuites en Isle, Mémoire de Licence complémentaire en Sciences du Livre, inédit, Université de Liège, année académique 1992-1993.

Guérin P., Les jésuites du collège wallon de Liège durant l’Ancien Régime, 2 vol., Liège, Société des Bibliophiles liégeois, 1999.

Bierlaire F., « Des. Erasmi Rot. In Novum Testamentum Annotationes, ab ipso autore iam postremum sit recognitae ac loclupletatae ... », in DONum, Arm@rium Universitatis Leodiensis, [en ligne],  (Consulté le 05/12/2022 ; Dernière mise à jour en octobre 2017).

Thonar É., La constitution de la bibliothèque du collège des jésuites wallons. Un indicateur de l’accommodation jésuite, Mémoire de Master en Histoire, inédit, ULiège, année académique 2021-2022.

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