Pensait-on au 16e siècle que le rhinocéros était couvert d’écailles ?


rhinoceros durer musée wittert

Tout commence le 20 mai 1515 à Lisbonne.

Un navire arrive d’Inde, chargé d’épices. Mais ce qui va faire sensation sur le port, c’est le débarquement d’un animal à l’aspect tout à fait extraordinaire pour l’époque : un rhinocéros indien (Rhinoceros unicornis). C’est un cadeau que le sultan indien envoie au roi du Portugal Manuel Ier pour sa ménagerie. L’animal, nommé Ulysse, est le premier rhinocéros vivant à arriver en Europe depuis l’Antiquité. Son arrivée fait donc sensation. Dans les jours qui suivent son débarquement, érudits et curieux se précipitent pour le voir. Plusieurs dessins, accompagnés de descriptions plus ou moins précises, vont se répandre rapidement à travers l’Europe.

Le séjour d'Ulysse au Portugal ne sera pas bien long : quelques mois plus tard, Manuel Ier décide de l'offrir au pape Léon X dont il espère une faveur. Mais le bateau n'arrivera jamais à Rome : il essuiera une forte tempête et sombrera au large des côtes italiennes.

À Nuremberg, le peintre et graveur Albrecht Dürer, alors âgé de 44 ans, met la main sur un document arrivé de Lisbonne qui décrit l'animal. Le croquis maladroit du fameux rhinocéros qu’il y découvre l'intéresse immédiatement. Depuis longtemps déjà, l’artiste se passionne pour les secrets que renferme la nature. Lui aussi veut représenter cet étonnant animal.  Il réalise d’abord un dessin à la plume d'après les éléments dont il dispose, avec une copie de la légende qui l'accompagnait :

« En l’année 1513 (sic) après la naissance du Christ, on apporta de l’Inde à Emmanuel, le grand et puissant roi de Portugal, cet animal vivant. Ils l’appellent rhinocéros. Il est représenté ici dans sa forme complète. Il a la couleur d’une tortue tachetée, et est presque entièrement couvert d’épaisses écailles. Il est de la taille d’un éléphant mais plus bas sur ses jambes et presque invulnérable. Il a une corne forte et pointue sur le nez, qu’il se met à aiguiser chaque fois qu’il se trouve près d’une pierre. Le stupide animal est l’ennemi mortel de l’éléphant. Celui-ci le craint terriblement car lorsqu’ils s’affrontent, le rhinocéros court la tête baissée entre ses pattes avant et éventre fatalement son adversaire incapable de se défendre. Face à un animal si bien armé, l’éléphant ne peut rien faire. Ils disent aussi que le rhinocéros est rapide, vif et intelligent. »

Dürer fait ensuite une gravure sur bois, ce qui lui permet d’en tirer un grand nombre de copies (on les estime à plus de 5000) qui seront vendues et envoyées partout en Europe, et recopiées par de nombreux artistes pendant des décennies. C’est ainsi que jusqu’à la fin du 18e siècle, l'animal ne sera connu que par la gravure de Dürer, qui ne l'a jamais vu de ses propres yeux. Le dessin figurera même dans le premier ouvrage de zoologie moderne, Historiae animalium, de Conrad Gessner, publié en 1551.

Pourtant, le dessin de Dürer comporte – inévitablement – une série d'erreurs. Les rhinocéros de cette espèce n'ont qu'une seule corne sur le nez. Dürer lui en place une deuxième, plus petite, sur le dos, qui ressemble à la corne de la licorne. Il dessine une plaque triangulaire sous son menton et une queue d'éléphant.  Il recouvre les pattes d'écailles comme la peau d'un reptile et son dos d'une armure...

C'est ainsi que pendant trois siècles, on s'est représenté le rhinocéros : comme une créature chimérique, de celles qui peuplent les bestiaires fantastiques. Ce n'est qu'à partir de 1741, quand un autre rhinocéros arrivera en Hollande, que les Européens découvriront que l'image qu'ils ont de l'animal depuis trois siècles est bel et bien erronée : il n'a pas de corne de licorne, pas de queue d'éléphant, pas d'armure, etc... Et il n'a jamais porté d'écailles : ce n’est vraisemblablement qu’une mauvaise interprétation des plis de la peau, sur le dessin qui a servi de modèle à Dürer.

 

Albrecht Dürer, Rhinocerus (Le rhinocéros), Xylographie, 1515, Musée Wittert ULiège, inv. 170

The Collections of the Wittert Museum 

Le site web du Musée Wittert

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